Comment les NFT révolutionnent l’art et le jeu vidéo… avant les entreprises

En quelques mois, les Non Fungible Token (NFT) ont crevé le plafond, en révolutionnant la certification des biens numériques. Le phénomène est tel que les plates-formes d’acquisition se multiplient. Après l’art, ces jetons, ou Token, dits non-fongibles ont aussi conquis le jeu vidéo et les objets à collectionner. Si les entreprises ne s’en sont pas encore saisies, c’est que le concept même de NFT évolue vers les NFA, les «biens » non-fongibles. Article paru dans L'Informaticien n°198 (juillet-août 2021).

Le monde de l’art est en ébullition ! Impossible de passer à côté ces dernières semaines. Au mois de mars, le « crypto-artiste » Mike Winkelmann, alias Beeple, a vendu une œuvre numérique pour 69 millions de dollars; dans la foulée, le fondateur de Twitter Jack Dorsey vendait son tout premier tweet pour 2,9 millions de dollars; et le 11 juin dernier, un «CryptoPunk » trouvait preneur pour 11,7 millions de dollars. Des cas comme ceux-là sont encore rares, mais les œuvres se vendant des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars sont déjà nombreuses. Et elles ont toutes deux points communs : ce sont des biens numériques et elles sont vendues en tant que NFT, pour «NonFungible Token». Sur la première moitié de l’année 2021, le marché des NFT représente déjà plus de 2 milliards de dollars. Une somme colossale pour un mouvement de démocratisation du «crypto-art» qui n’était connu jusqu’alors que par une poignée d’initiés dans le monde. Cette déferlante n’arrive toutefois pas par hasard. Les NFT s’échangeaient déjà sur de nombreux sites qui, depuis, ont connu une exposition inédite, comme Rarible ou OpenSea. Le volume d’échange quotidien sur ces plates-formes est en forte croissance ces dernières semaines et depuis l’exposition médiatique amenée par la vente de Beeple.

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Créée en 2017, la plate-forme d'achat décentralisée OpenSea est une des références de la vente de NFT.

Certificats numériques de biens numériques

Pour comprendre ce qu’est un NFT, il convient d’appréhender la notion de fongibilité. Elle signifie que l’unité d’un actif est interchangeable et indiscernable. Ainsi, un billet de 10 euros est fongible en cela qu’il n’y a aucune différence s’il est échangé avec un autre billet de 10 euros. En revanche, le tableau « Les Tournesols» de Van Gogh est non-fongible car il ne peut pas être échangé avec une autre œuvre, même de valeur équivalente. Chaque œuvre est unique, discernable vis-à-vis d’une autre, et donc non-fongible.

Ce concept appliqué à l’univers de la blockchain est similaire, mais dans un monde numérique. En attribuant un token à une œuvre, on la rend unique, impossible à dupliquer et discernable de toutes les autres. Évidemment, la notion est un peu plus complexe dans le monde virtuel, car un fichier jpeg, même l’original, peut être copié, transféré, etc. Vous pouvez d’ailleurs trouver en quelques minutes sur Internet « Everydays : the First 5 000 Days », l’œuvre numérique de Beeple vendue chez Christie’s en mars dernier. Certes, mais les droits de celle-ci ne seront jamais à vous, ils ne vous appartiendront jamais, sauf à racheter l’œuvre à son actuel propriétaire.

Ce scénario est d’ailleurs tout à fait possible, et plausible, si vous avez plusieurs dizaines de millions de dollars à dépenser ! Car un NFT est avant tout un «token» comme son nom l’indique, ou un «jeton» en français. Et, comme tous les jetons, c’est un actif numérique qui est transférable. En revanche, il n’est pas assimilé à une crypto-monnaie comme les Bitcoin ou Ether, dans le sens où la non-fongibilité d’un token le rend donc unique; un Bitcoin vaut quant à lui un autre Bitcoin, sans différence.

Les NFT et leurs caractéristiques

Les NFT permettent donc de créer des «certificats numériques», et d’attacher des droits à un bien numérique unique. On leur confère trois caractéristiques principales :

  1. Unicité : chaque NFT est défini par les métadonnées qui le décrivent et qui lui sont propres. Elles représentent ce qui rend un bien unique et donc identifiable. Ces données sont immuables, inaltérables et permanentes, et permettent ainsi de valider l’authenticité d’un bien.
  2. Rareté : les NFT permettent au créateur d’un bien numérique non pas d’en limiter les copies, mais bien d’augmenter la rareté d’un bien en lui assignant des caractéristiques uniques.
  3. Indivisibilité : un NFT ne peut pas être scindé, divisé, coupé en plusieurs parties. En revanche, un bien numérique peut être découpé en plusieurs NFT.

D’un point de vue technologique, l’immense majorité des NFT sont émis sur la blockchain Ethereum, grâce à sa popularité mais aussi à la possibilité d’y ajouter des contrats intelligents (smart contracts). Au moment de la création, l’émetteur va donc signer numériquement son bien afin de lui donner son caractère unique en utilisant un contrat intelligent avec des propriétés spécifiques. Le NFT sera aussi horodaté, et devient identifiable grâce à son identifiant unique.

Toutefois, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, le contenu d’un NFT reste modifiable même après son émission. En effet, le NFT sert en premier lieu à garantir l’aspect unique d’un bien, mais pas forcément ce qu’il est, ce qu’il comporte ou représente. Cette notion a peu de sens pour un bien numérique – disons pour le moment, NDLR – mais on pourrait très bien l’appliquer à un NFT associé à un objet physique. L’état d’un bien – un tableau par exemple – peut varier avec l’usure dans le temps entre l’instant de la création de son NFT et celui de sa revente. C’est aussi ce qui influera sur la valeur pour le propriétaire, qui est la dernière caractéristique d’un NFT.

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Quelles blockchain derrière les NFT ?

Depuis 2017, la vaste majorité des NFT fonctionne sur la blockchain Ethereum. Dans certains cas, il peut s’agit d’une surcouche, comme Polygon par exemple. D’autres blockchain ont également tenté une percée, à l’image de Tezos, Cosmos, Polkadot, EOS ou encore Tron… Il est toutefois intéressant de noter que les tokens de la blockchain Ethereum sont basés sur des standards. Le plus populaire d’entre eux, ERC20, présente une liste de fonctionnalités de base, mais largement suffisantes pour de nombreux cas d’utilisation. Or les nécessités des NFT font qu’il existe une différence fondamentale avec ERC20 : ce sont les caractéristiques uniques issues de leur non-fongibilité ; comme le numéro de série et le nom, ils ne peuvent être ni répliqués, ni subdivisés en fractions. Ainsi est né le standard ERC721, créé par William Entriken, Dieter Shirley, Jacob Evans, Nastassia Sachs en janvier 2018.

Le standard ERC721 indique une liste de fonctionnalités comme le transfert de jetons d’un compte à un autre, l’obtention du solde actuel de jetons d’un compte, l’obtention du propriétaire d’un jeton spécifique et également l’approvisionnement total du jeton disponible sur le réseau. En outre, il possède d’autres fonctions, comme celle d’approuver qu’une quantité de jetons d’un compte puisse être déplacée par un compte tiers. Si un contrat intelligent met en œuvre ces éléments, alors il peut être appelé « contrat de jeton non fongible ERC721 ». Une fois déployé, il sera responsable du suivi des jetons créés sur Ethereum. Concrètement, pour les développeurs, il s’agit donc d’utiliser des méthodes en langage Solidity comme pour :

  • l’obtention de l’adresse du propriétaire : ownerOf(uint256 _tokenId) ;
  • l’obtention du solde d’une adresse : balanceOf(address _owner) ;
  • envoyer les tokens du portefeuille vers une autre adresse pour l’autorisation ou la révocation du droit d’une adresse : approve et setApprovalForAll…

Notons qu’en 2021, un autre standard émerge. En l’occurrence il s’agit de l’ERC-1155. Son principe est assez simple et consiste à proposer une interface de gestion multi-jeton. C’està-dire que contrairement à ERC20 et ERC721, le standard ERC-1155 permet de contrôler un nombre illimité de types de jetons fongibles ou non-fongibles dans un seul contrat intelligent. Ainsi, la facilité, le grand nombre de développeurs et la popularité d’Ethereum en ont fait le réseau par défaut des NFT. Toutefois, en 2017, les CryptoKitties ont soulevé un problème : le phénomène et l’engouement pour ces chats virtuels furent tels que le réseau Ethereum a été saturé, quasi inutilisable par moment. Ainsi la société DapperLabs, à l’origine de ces NFT, a l’idée de créer son propre protocole : il s’agit de Flow.

C’est une blockchain sous forme de plate-forme d’applications décentralisées. Elle utilise l’algorithme de consensus Proof-of-Stake (ou preuve d’enjeu). Ses caractéristiques sont la rapidité et surtout la scalabilité, dont les lacunes étaient reprochées à Ethereum. Ainsi, Flow a opté pour une architecture dite «multi-nodale». Alors que dans une blockchain classique un nœud réalise seul tout le travail, il s’agit dans Flow de faire du «pipelining» en séparant le travail à réaliser par un nœud en quatre tâches différentes : la collecte (pour la connectivité du réseau), le consensus (pour le choix de l’ordre des transactions), l’exécution (pour effectuer les calculs associés à chaque transaction) et enfin la vérification (contrôle des nœuds d’exécution).

Flow a suscité beaucoup d’intérêts dès son lancement. Rapidement de grandes entreprises ont rejoint l’écosystème, à l’instar de Warner Music Group, Samsung NEXT ou Ubisoft. Mais c’était sans compter un autre système qui lui aussi remporte de nombreux suffrages. En l’occurrence, la Binance Smart Chain (BSC), issue du plus célèbre des exchanges crypto. Attention toutefois à ne pas confondre la BSC dont nous parlons ici avec la Binance Chain (BC), qui est la blockchain native du BNB, le jeton de Binance. Les deux fonctionnent en parallèle, mais la BSC permet surtout d’utiliser des contrats intelligents ainsi que d’utiliser l’EVM (Ethereum Virtual Machine), dont le rôle est de convertir les smart contracts en instructions lisibles par un ordinateur. L’un de ses atouts est également de réduire les coûts de transaction, parfois élevés sur Ethereum. Plusieurs projets se sont donc greffés à la BSC comme les NFT collectionnables de BakerySwap par exemple. Mais le plus emblématique n’est autre que PancakeSwap, une des récentes icônes du monde de la Finance Décentralisée (DeFi), qui lui aussi a créé ses propres personnages à collectionner.

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Quel avenir pour les NFT ?

Si les mondes de l’art et des jeux vidéo se saisissent légitimement des NFT, nous ne sommes qu’au début du phénomène. Déjà de très nombreuses questions brûlent les lèvres, notamment en matière de droit, de propriété, de passation, etc. Le développement des NFT pose donc des questions selon que sont concernés des droits réels ou des droits personnels. « Il nous semble en effet qu’en tant que bien immatériel, un NFT est une chose susceptible d’appropriation exclusive et peut faire l’objet d’un droit réel de propriété. Un NFT, en tant que bien, est donc toujours un objet de propriété », expliquent dans un rapport conjoint le cabinet de conseil Omniow et le cabinet d’avocat Bruzzo Dubucq (https:// www.omniow.com/regard-juridiquesur-les-nft). Au-delà de ces questions de droits, il est évidemment question de vérification de l’authenticité et de traçabilité des biens.

Certaines voix s’élèvent pour pousser la révolution des NFT vers les NFA, pour «Non-Fungible Assets» (biens non-fongibles). En ligne de mire, il est justement question de régler le problème de la propriété; l’immuabilité des NFT a plusieurs fois été mise en cause lors de la vente de tweets, supprimés par leur auteur après la vente Ainsi, on peut estimer qu’un jeton est fiable lorsqu’il s’agit de remplacer une monnaie, mais pas un bien. Or une solution alternative, mais encore exploratoire, serait donc de passer au niveau supérieur : créer des NFA en agissant directement au niveau du fichier. Effectivement, en capitalisant sur un protocole de distribution de fichier décentralisé (cf. IPFS), avec un format de fichier aux métadonnées programmables, sécurisé par du chiffrement et encodé dans un livre des comptes (ledger) blockchain immuable. C’est ce qui se dessine : l’ère des biens non-fongibles qui peuvent être entièrement détenus et vérifiés. Une révolution supplémentaire à venir pour la supply chain ?


L’origine des NFT

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Si la notion de NFT tend à évoluer et à se démocratiser, on peut considérer que les NFT existent depuis « la nuit de temps » à l’échelle de la création de Bitcoin! En effet, le premier projet assimilable à des NFT prend racine dans Namecoin. Apparu en 2011, soit trois ans environ après l’apparition de Bitcoin, il s’appelait à l’origine BitDNS et avait pour but de créer un système DNS décentralisé. Pour l’anecdote, la proposition est née sur un forum (Bitcointalk). Elle a rapidement recueilli l’approbation des utilisateurs, à tel point qu’ils se sont mobilisés pour réunir des fonds : 3500 bitcoin (BTC) avaient alors été récoltés soit environ… 7000 dollars d’alors ! Aujourd’hui, cela représente environ 140 millions de dollars. Bref, en parallèle, d’autres utilisateurs lancent un système similaire baptisé Namecoin qui est un clone de Bitcoin et reprend son mécanisme de validation (Proof of Work) ainsi que l’algorithme SHA-256 pour le minage du token du même nom. Il est aussi possible d’ajouter des données dans une transaction Namecoin, ce qui aboutira quelques mois plus tard au projet Monegraph. C’est d’ailleurs à cette époque que les débats ont commencé pour ajouter l’intégration de données dans le protocole Bitcoin. Au fil des années, la technologie évolue avec des projets comme les Colored Coins ou Counterparty, sur lequel apparaîtront plusieurs innovations en 2015. Il s’agissait alors notamment des premières cartes virtuelles d’un jeu, Spell of Genesis. Dans la foulée, en 2016, le premier projet de CryptoArt voit le jour : Rarepepes (pepewisdom.com). Entre temps, Vitalik Buterin a lancé Ethereum (août 2015), avec ses fameux contrats intelligents. Le premier projet véritablement associé à un NFT est Etheria, un monde virtuel. Le second fut CryptoPunks, considéré aujourd’hui comme le « vrai » premier projet NFT. En revanche, celui qui a popularisé les NFT en 2017 fut le phénomène des CryptoKitties : des chats aux propriétés uniques permettant de les accoupler pour obtenir d’autres chats uniques. C’est aussi rapidement après que les premières plates-formes apparaissent. D’autres projets voient ensuite le jour et notamment NBA Top Shot. Celui-ci a la particularité de fonctionner sur une autre blockchain, en l’occurrence il s’agit de Flow.


NFT : les acheter et les contempler

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Prêt à acheter un ou plusieurs NFT? Vous n’avez que l’embarras du choix si vous êtes amateur d’art, de jeux vidéo ou collectionneur invétéré. En effet, ce sont les trois principales catégories concernées actuellement. Pour la première, les plates-formes sont légion et certaines d’entre elles sont ouvertes, comme Rarible ou OpenSea, et permettent même de créer des NFT en quelques clics. D’autres ont aussi fait leur apparition : SuperRare, Foundation.app ou encore NiftyGateway. En ce qui concerne les «collectibles», comme des cartes, c’est vers le monde du sport qu’il faut principalement se tourner. NBAs Top Shot ou encore Sorare s’en sont fait une spécialité, avec des cartes de joueurs. Enfin, les jeux vidéo ne sont pas en reste. Projet emblématique : Axie infinity Shard (axieinfinity.com). Reste une question : comment visualiser ces œuvres, cartes, etc. On assiste effectivement à la création de plusieurs nouveaux mondes virtuels. Appelés «metaverse», ils permettent bien plus que la simple visualisation des NFT, et s’inspirent plus largement de Second Life notamment. Decentraland et Cryptovoxel sont les deux plus connus. Enfin, un projet français est également en train de voir le jour : ARTRADE ambitionne de devenir « l’Instagram des NFT». Son application, web et mobile, débarquera durant l’été.


«Minter» n’est pas créer

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Comme nous l’avons vu, de nombreux protocoles blockchain proposent de prendre en charge les NFT. En revanche, en dehors d’Ethereum et de ses surcouches – comme Polygon –, l’interopérabilité est un véritable frein, car il est impossible de faire un transfert d’une blockchain à l’autre. Certains protocoles sont actuellement en train d’émerger pour régler ce problème, à l’instar d’Efinity (efinity. io), mais rien de concluant pour le moment. Quelle que soit la technologie retenue, elle vous permettra donc non pas de créer mais de « minter » un NFT. Ce terme correspond effectivement à la création d’un certificat numérique associé à un contrat intelligent dont il faut s’acquitter des frais. En soi, le mintage de NFT est donc très simple et de nombreux outils en ligne sont désormais disponibles pour le faire en quelques secondes, associé à des portefeuilles en ligne comme MetaMask ou MyEtherWallet.